On est tellement loin qu’il ne peut plus rien nous arriver - on regarde autre chose. Puis rien. Il y a la nuit, le jour - c’est notre horizon le plus lointain - on continue à vivre dans les interstices du temps, ni trop haut, ni trop bas. Là où il arrive plein de choses mais qui n’ont pas lieu d’être relevées... ou révélées. Une vie dans les plis du temps, dans les armoires à linge piquées de sachets de lavande - ça sent bon.

Plus rien ne tombait sous le sens mais on ne pouvait savoir si ce déluge de sang n’allait pas non-plus engloutir les montagnes, ce qui serait, il faut bien le dire, totalement incroyable. Et on montait en couple, avec les enfants et les chiens - pour les bêtes qui étaient aux champs on ne pouvait rien faire. Pas plus que pour les personnes très âgées et ceux qui ne pouvaient se déplacer - tous ceux-là finissaient avalés au fur et à mesure par la montée du sang qui recouvrait maintenant tout le pays.

Elle s’est littéralement écroulée par terre comme une marionnette dont on couperait les fils d’un coup de ciseau. Elle s’est retrouvée dans une drôle de position, avec une jambe pliée sous elle. L’autre copine, qui avait fait le café, l’a prise sous les aisselles et l’a ramenée à leur spot, en lui disant, même si elle n’en croyait pas un mot, que ça allait aller. Puis elle l’a adossée au mur et elle lui a passé la main sur le visage - elle a ouvert les yeux à demi et elle a murmuré tellement bas « Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? ».

Et comment ouvrir son cœur à la personne qui est la cause de toute cette peine ? Alors qui va faire le premier pas maintenant ? C’est ce qu’elle semble lui demander en inclinant légèrement la tête, en le regardant par en-dessous. Elle a un petit sourire parce qu’elle sait que le moment est crucial - va-t-il parler ? Va-t-il vouloir l’embrasser, même si elle n’en a aucune envie ?

Quand elle était dans le jardin, elle avait eu des sensations de déréalisation mais qui étaient toujours liées à la terre. Mais le monde d’en haut, et surtout s’y mouvoir sous l’apparence de l’aigle, ça lui était nouveau. Elle sentait que c’était lié au choc de la séparation, que toutes les années dans la maison l’avaient aussi préparée à ça. La mise en retrait, le silence, la solitude, lui permettaient d’acquérir maintenant cet autre état de conscience comme disent les spécialistes.

Et au fur et à mesure que la nuit avance, la peau s’assombrit. Et je travaille sans m’arrêter, et l’ivresse s’exhale dans cette marche incessante. Il faut bien transpirer, il faut bien suer à grosses gouttes tout l’esprit du vin - à l’horizon, le soleil rouge-orangé semble se coucher mais ne disparaît jamais - la chaleur est encore assassine.

Et le rêve machinal ne prend fin qu’avec mon réveil, où je sens sous mes yeux les cernes de l’alcool.

Plus tôt dans l’année, au moment de la rentrée, il y avait des grappes de raisin. On n’y touchait pas tant que les vendanges n’étaient pas passées mais il m’arrivait quand même de prendre une petite grappe. Le raisin était bleu de bouillie bordelaise - on dirait un œil.

Après avoir détaché le grain, il y a les circonvolutions des doigts dessus. Pour le nettoyer, je crachais et je l’essuyais sur le revers de mon pantalon ou à l’entrejambe... il paraît qu’il ne faut pas manger du raisin sulfaté. Avec le soleil qui venait bien, le givre disparaissait en mille étincelles.

 Sauf qu’il n’est pas censé savoir qu’elle vit seule dans le studio d’un ami, ça c’est ce que lui a dit sa femme mais il n’en a jamais parlé avec elle. Ce serait donc déplacé de lui proposer les services de son frère. C’est un peu délicat comme situation car il ne connaît pas beaucoup de femmes de son âge qui vivent seules, alors il est un peu... Bon, de toute façon, elle a l’air de se débrouiller et surtout, il est vraiment content de l’avoir dans son équipe car elle est impeccable. C’est quand même ça le principal.

Aux regards croisés, aux cœurs qui explosent - puis ravalés dans des tremblements juvéniles. Aux grandes épaves sous la mer déchaînée, qui attendent sagement le retour du beau temps. À la peau première. Aux ombres qu’on ne remarque pas et qui font tout le charme. Comme aux branches qui balayent le soleil naissant du matin sur le mur de la chambre d’amour. Aux cris de joie. À la sueur qui brille sur la gorge aimée. À cet entrejambe gribouillé. Aux amputations, aux jambes entassées et silencieuses des guerres atroces. Aux nerfs, à l’os. Aux cheveux collés sur la tempe trempée. Au coup de rasoir. Aux temps qu’il faut pour que s’inscrive la séparation des chairs. Au coup de grâce. À sa gaine. À sa plèvre si bien tenue. À ses bras de plumes.

Quelquefois on a une bouffée d’angoisse qui nous prend - on se dit qu’on aurait pu aimer tant de gens, ressentir tant de choses au contact des plaines et des montagnes d’ici ou de là-bas. Mais tout va bien il suffit de faire des exercices de respiration et ça passe. 

 À travers la baie vitrée de notre dernière demeure, on regarde notre jardin, et la nostalgie vient se glisser entre nos souvenirs d’enfance et tout de même quelques regrets. Mais c’est déjà ça d’avoir ce sentiment de nostalgie, ça nous fait un petit quelque-chose à se mettre sous la dent pendant la journée. 

Enfant, je devais bouger à tout prix, ça je m’en souviens très bien. Autrement, les bras, les jambes, tout me faisait mal. Heureusement que maintenant je peux rester assis, c’est quand même bien de pouvoir se poser deux secondes, le temps du thé qui fume sous mes narines, les yeux dans le vide. Je pensais que je n’arriverai jamais à être comme les autres, normal, assis quoi. 

Je ne sais plus comment s’est résolue l’histoire mais je suis quasiment sûr que j’ai dû aller faire mes excuses devant lui et sa famille. La maman du voisin était d’une douceur hors du commun. Sans doute m’a-t-elle passé la main sur la joue en me disant que tout était pardonné. Puis je suis retourné tranquillement dans mon monde de violence.

Aujourd'hui c'est lui qui vous parle, il est seul dans sa maison très grande, il laisse des pensées le traverser. 

Pour une meilleure écoute mettez votre casque, posez-vous et regardez à travers les vitres.

je suis petit à petit rentrée là-dedans

j’ai consenti à séparer les choses

les diviser en parties puis en sous-parties

d’abord c’était la nuit et le jour

le travail et le repos

et puis après ça a été les heures de la journée et ce qu’on y mettait dedans

je sentais bien que ça ne jouait pas mais je me forçais à tout découper

et dès que je commençais une nouvelle chose, je stressais déjà du peu de temps qu’il me restait avant d’enchaîner sur une autre

et je regardais la journée coupée en tranches et je dépérissais à vue d’œil

elle s’étonnait même de devenir si organisée, et ça la rendait fière d’avoir réussi à faire ceci ou cela

c’est comme si ça avait été en elle depuis tout le temps mais pas encore révélé - elle devenait une vraie ménagère, sans pour autant faire le rapprochement avec sa mère qui toute sa vie avait assumé les tâches domestiques

au contraire, tout en se pliant à cet ordre, elle continuait à penser qu’elle était différente

que son choix de vie était en rupture avec celui de ses parents, puisqu’elle était dans le milieu alternatif de la vallée

avec la tristesse, on n’y voit rien et puis on fait connerie sur connerie
et elle sait bien qu’il peut y avoir un bout de terrain mauvais qui l’attende au tournant
et elle n’aura pas l’énergie de se battre encore
pour aimer un bout de terre comme elle a aimé son jardin à lui

et ce que je n’ai jamais compris, c’est que lui aussi il passait son temps à la travailler, cette terre
mais pour lui, tout ne se jouait que par rapport à la logique,
au rendement dans le cadre d’une pratique éco-logique
sans autre dimension
j’aurais dû me douter que ça n’allait pas coller

en se couchant, elle n’a pas descendu le volet roulant jusqu’en bas, c’est par là que la lumière s’écoule

elle a toujours la main sur l’interrupteur

elle a froid aux pieds

un froid de squelette 

du dedans

Aujourd'hui c'est elle qui vous parle, elle est seule dans son petit studio, elle laisse sa pensée flotter.
Pour une meilleure écoute mettez votre casque, posez-vous et regardez à travers les vitres.