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« l’Europe s’est faite d’abord par l’échange des marchandises –
le charbon et l’acier – elle a mis quarante ans à
comprendre qu’elle abritait aussi des êtres humains
elle a mis quarante ans pour abattre les murs
et vingt-sept pour les redresser.
Et petit à petit, sur ce quai lépreux perdu en plein milieu de
la puszta
attendant un autocar de remplacement qui ne viendra pas
regardant là-bas l’herbe brûlée des marécages et les roseaux
calculant le nombre d’heures qui te restera pour revoir
Budapest
tu te sens glisser dans la peau d’un passeur
contrebandier, clandestin, migrant, fuyard, rôdeur furtif
tu entends mille autres voix que la tienne pousser à l’intérieur
de toi,
souvenez-vous mes frères,
c’était il y a cinquante ans, peut-être cent
nous étions des étrangers sur leur propre terre
nous avions sur la tête une casquette et dans le cœur
une étoile
nous levions les mains en l’air pour suspendre le geste des
soldats
nous aussi nous fuyions la guerre ou la misère
le sabre des cosaques et les cris des Stukas
et nous ressassions les mêmes parole inquiètes à travers
tous les halliers d’Europe :
Plus nous marchons plus s’amassent les nuages
soudain le ciel se couvre et les buses volent de plus en plus bas
un milan guette sa proie sur l’enfourchure d’un hêtre
mais nous voudrions parler le langage des oiseaux – nous voudrions
leur dire où nous allons, qu’ils n’aient pas peur de nous
nous voudrions dire à la buse variable ou au gypaète barbu
ne crains rien cesse de planer au-dessus de nos têtes
nous ne sommes pas venus puiser les œufs que tu couves dans ton nid
nous ne sommes que les pionniers du monde qui vient – après nous
viendront de bien plus grandes migrations, les migrations climatiques,
intercontinentales, sidérales
nous sommes l’avant-garde d’un peuple oiseau, d’une humanité
nomade. Mais regardez : vous aussi vous êtes des oiseaux,
vous passez votre vie dans les halls d’aéroport, vous allez de
tarmac en tarmac
vous piétinez sous des panonceaux bleu nuit aux douze étoiles d’or où
il est écrit
EU CITIZEN NON EU CITIZEN
mais vous savez bien qu’il n’y a pas de citoyen européen
l’Europe n’est plus l’héritière des cités grecques
elle est le produit des grandes migrations, des invasions barbares, des
guerres de sept de trente et de cent anas, des traites et des traités
vous avez oublié la leçon d’Ulysse errant sur les mers
vous avez perdu le sens de la métis et de l’hospitalité
vous n’avez plus peur des douze dieux de l’Olympe
vous vous êtes arrogés ce pouvoir de vie et de mort
vous pensez comme les cyclopes que vous êtes les plus forts
et vous le prouverez au monde entier à coups de robot et de drones. »
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« Madjid ôte ses chaussures et file droit vers sa chambre, le long du couloir. Ses frères et sœurs, famille nombreuse dont il est l'aîné, chahutent en faisant leurs devoirs de classe autour de la table du salon.
Sa mère Malika, robuste femme algérienne, de la cuisine voit passer son fils furtivement dans le couloir.
- Madjid!
Lui, sans se retourner, entre dans sa piaule.
- Ouais!
- Va chercher ton père.
- T’tà l'heure!
Malika pose sa casserole sur l'évier, en colère :
- Tout de suite!
Dans sa chambre, il met les Sex Pistols et leur Good save the queen à fond de cuivres, comme ça il n'entend plus sa mère. Il s'allonge sur son plumard, les mains sous la nuque, et ferme les yeux. Il pense être tranquille, peinard, écoutant le rock dur. Mais voilà que sa mère rapplique et lui rappelle, le regard agressif :
- Ti la entendi ce quou ji di ?
Elle parle un mauvais français avec un drôle d'accent et les gestes napolitains en plus. Madjid, comme un qui revient d'une journée de labeur, fatigué, agacé, lui répond, yeux au plafond :
- Fais pas chier le bougnoule !
Là, vexée, comprenant à moitié ce qu'il vient de dire, elle se met en colère, et dans ces cas-là ses origines africaines prennent le dessus, elle tance en arabe.
Elle s'avance jusqu'au pied du lit et secoue son fils qui ne bronche pas. Elle essuie ses mains sur le tablier éternellement autour de ses hanches, stoppe l'électrophone, remonte la mèche de cheveux grisonnants qui lui tombe sur les yeux et repart de plus belle en injuriant son fils de tout ce qu'elle sait de français.
« Finiant, foyou », tout y passe.
Madjid fait semblant de ne pas comprendre. Calmement, il répond pour la faire enrager encore plus :
- Qu'est-ce que tu dis là, j'ai rien compris.
La mère, hors d'elle : « Pas compris, pas compris. Ah! Rabbi (ah! mon Dieu) en se tapant sur les cuisses.
Elle essaie de lui tirer l'oreille. Il esquive. Il se lève de son lit prestement en se grattant la tête. La mère en le suivant :
- Oui, finiant, foyou!
Pendant qu'elle continue à crier en implorant tous les saints du Coran, il remet les Sex Pistols dans leur pochette et soupire d`agacement.
- Je vais aller au consulat d`Algérie, elle dit maintenant à son fils, la Malika, en arabe, qu'ils viennent te chercher pour t'emmener au service militaire là-bas! Tu apprendras ton pays, la langue de tes parents et tu deviendras un homme. Tu veux pas aller au service militaire comme tes copains, ils te feront jamais tes papiers. Tu seras perdu, et moi aussi. Tu n'auras plus le droit d'aller en Algérie, sinon ils te foutront en prison. C'est ce qui va t'arriver! T'auras plus de pays, t'auras plus de racines. Perdu, tu seras perdu.
Parfois Madjid comprend un mot, une phrase et il répond, abattu, sachant qu'il va faire du mal à sa mère :
- Mais moi j'ai rien demandé! Tu serais pas venue en France je serais pas ici, je serais pas perdu... Hein?... Alors fous-moi la paix! »
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« Mon père n'a pas connu le Saigon d'après la chute du 30 avril 1975. Dans toutes mes conversations, cette fracture invisible se dessine entre ceux qui sont partis avant, comme mes parents, et les autres, qui vécurent la nuit tombée sur le Vietnam après 75 sous la férule du régime communiste. Ils m'ont raconté l'obscurité. Dans leur voix, lisse comme des galets, dans leurs visages, placides, je ne percevais rien. Et puis tout à coup, les mots se durcissaient. Calcifiés par l'amertume qui ronge les âmes. Le sel du temps avait empêché les blessures de se refermer, elles suintaient, cachées sous le sourire de façade. Et sous les silences affleuraient les trahisons jamais pardonnées, les rancœurs qui gangrènent.
Pour ceux qui ont fui comme pour ceux qui sont restés, le passé n'est jamais passé, il colonise le corps, c’est une maladie dont on ne guérit pas. Le frère de Cau, un ancien soldat qui fut torturé par le régime communiste, parvint à s'enfuir en Californie mais il est resté « malade de l'âme », comme disent pudiquement mes tantes. Ce cousin, a choisi le silence : il raccroche le téléphone chaque fois qu’on tente d'appeler.
Mon père s'installa loin de Paris, loin de la communauté vietnamienne où plus personne ne viendrait le rappeler à cette défaite. Au Mans, il repartirait de zéro. Il s'inventerait une nouvelle destinée. Aussi impeccable que ces grandes zones industrielles anonymes et le quartier pavillonnaire où j'ai grandi. Une existence vierge et blanche comme la neige dont il s'émerveillait et qu'il avait découvert ici, en France. La neige recouvre tout. Les morts, la boue, les sédiments du passé. Mon père aimait ses paysages lunaires de montagne, neige et glace, là, il pouvait rêver son futur. Construire. Au Vietnam, tout était détruit. »
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« Tour de passe-passe. Mon père possédait une carte d’identité avec la mention indigène. Peu après la Seconde Guerre mondiale, cet indigène, par la grâce constitutionnelle, devint français musulman. Un statut bizarre de Français, semble-t-il, mais musulman. Un citoyen de seconde zone, aux droits électoraux tronqués. Ainsi, apparaît la carte d’identité française tandis que la carte d’indigène a glissé dans la manche. Ouahh ! ça fait plaisir. Mais le magicien a plus d’un tour dans son sac. Il agite sa main. Tu le vois. Tu ne le vois pas. Quand soudain, vzzzim, une nouvelle carte surgit entre ses doigts. C’est la carte d’identité algérienne. Oh là là là, trop fort ! On applaudit le prodige.
Nous sommes en 1962. L'Algérie se peuple soudainement d'Algériens et les Français musulmans résidant en France peuvent devenir citoyens algériens. Peuvent. S'ils le veulent. Cette troisième carte surgit et avec elle, un choix. Qui pour beaucoup sera vite fait. La carte d'identité algérienne remplace promptement la française. C'est pour ça qu'ils ont lutté. Ils ne vont pas se gêner.
Mais fzziz, il se passe un autre truc magique. Un halo de fumée les entoure. Le magicien danse et tournoie et lève les bras au ciel et les rabaisse et il est vraiment agaçant. Mais Ia, iI faut bien avouer qu'il fait très fort. De plus en plus spectaculaire. Ce n’est pas une petite histoire de tricheur aux cartes. Là, on est sur du haut de gamme. Du lapin dans le chapeau. De l'assistante découpé en morceaux. De la disparition de la tour Eiffel. Un truc blindé, car préparez-vous, en un coup de cuillère a pot, en une petite carte échangée entre les doigts, le Maghrébin est devenu immigré !
Ah !
L'immigré.
La voilà l'histoire de l'immigration algérienne ! Elle commencerait là. Et pas avant. Avant c'est rien. Juste du déplacement de matériel. De la chair et des bras.
En 1962, les voilà donc immigrés.
Officiellement immigrés du moins.
Parce qu'ils n'ont jamais cessé de l’être au fond.
Jamais.
Car quand Althusser quitte la colonie pour la métropole en 1930, il déménage.
Car quand Albert Camus quitte Alger pour Paris en 1940, il déménage.
Car quand Jacques Derrida et Guy Bedos quittent l'Algérie française en 1949 pour le continent, ils déménagent.
Car quand Daniel Auteuil quitte, tout bébé, Alger pour Avignon, en 1950, ses parents ont déménagé.
Car quand Yves Saint Laurent quitte Oran pour Paris en 1954, il déménage.
Car quand Jacques Attali débarque en 1956, il déménage.
Les autres, les indigènes, qui ont effectué le même voyage, qui ont pris le même bateau, qui se sont lancés dans la même aventure, n'ont pas déménage, eux. Non. Ils ont migré. Comme en atteste leur français approximatif pour beaucoup. Comme en témoigne leur faciès pour la plupart reconnaissable. Comme le rappelle leur prénom à coucher dehors, pour tous.
En 1962, rien n'a changé pour eux. Rien ! Juste cette petite carte d'identité algérienne qu'ils serrent amoureusement dans leur portefeuille. Juste la fierté retrouvée. Juste un drapeau qui trouve sa place sur la télévision. Juste le sentiment que justice est faite. Juste l'émerveillement devant la naissance de cette nation encore humide de sang et de larmes.
Ils sont heureux. Ils sont émus. Et ils vont le payer. »
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« Le 9 janvier 1939, ma mère passe la frontière française. Elle est mal couverte. Elle a froid. Elle porte une petite valise. Depuis son départ de Solidella, elle ne lâche jamais sa petite valise.
Ma mère part de Solidella le 26 novembre 1938 avec sa petite valise. À pied. Comme des milliers d'autres. En route vers l'espoir. C'est-à-dire vers la France. Les hommes du général Lister encadrent la colonne des fuyards. Ils ont perdu la guerre. Et plus aucun n'a le cœur de chanter Ay Carmela.
Ma mère marche pendant 43 jours avant d'atteindre la frontière du Perthus. Elle a faim. Elle a froid. Elle rêve d'un lit blanc. Sa fatigue est immense, mais jamais elle ne lâche sa petite valise. Même lorsque les bombes pleuvent et qu'il faut se jeter en courant dans le fossé.
Le 9 janvier 1939, ma mère de dix-sept ans passe la frontière française comme des milliers d'autres. Des militaires à cheval crient des ordres incompréhensibles aux réfugiés exténués. Le 11 janvier au matin, ma mère entre dans le camp d'Argelès. Le camp est sur la plage. Entouré de barbelés. On lui dit, c'est la France. La nuit, elle se couche à même le sable. Sa petite valise en guise d'oreiller. Elle n'a pas la force de pleurer.
Plus tard, il y aura d'autres camps, d'autres chagrins, d'autres voyages. Une langue à laquelle elle ne se fera pas, des gens qui la regarderont avec effarement, qui lui diront : dehors, la rouge rentre chez toi, raus. Elle aura pour maison des hangars délaissés et comme gagne-pain, des besognes infâmes. Mais sa valise est là, qu'elle ne lâchera pas car c'est sa valise, désormais, qui la porte.
Dans la petite valise de ma mère il y a deux draps de fil décorés de dentelle sur lesquels elle a brodé les deux initiales entrelacées de son nom. Ces draps, m’a-t- elle dit, devaient, plus tard, constituer une part de sa dot. Il était prévu qu'un jour, elle dormirait dans leur blancheur auprès d'un mari paysan, à Fatarella, province de Tarragone, Espagne (son village natal) et il était prévu qu'un jour elle mourrait dans leur blancheur seule et les pieds glacés, à Fatarella, province de Tarragone, Espagne.
Aujourd'hui, ma mère a deux vies : celle dite réelle, qu'elle vit à Auterive, Haute Garonne, France, où le hasard, un jour, brusquement, la jetée. Et l'autre. Celle qui est bouclée dans sa petite valise. Que ma mère ouvre pour moi, de temps à autre. Et que j'ouvre à mon tour. »
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« L’Exposition coloniale
L’anneau dans le nez de la Religion catholique
Les hosties de la Défense nationale
Fétishes fétiches on te brûle si tu fais
la nique à des hommes couverts de sabres et dorures
et l’outrage aux magistrats dans l’exercice de leurs fonctions
L’anneau dans le nez de la Troisième République
l’enfantement obligatoire
Il faut des soldats à la Patrie
L’Exposition coloniale
Palmes pâles matins sur les Îles Heureuses
palmes pâles paumes des femmes de couleur
palmes huiles qui calmiez les mers sur les pas d’une corvette
charmes des spoliations lointaines dans un décor édénique
De nouvelles Indes pour les insatiabilités d’Indre-et-Loire
De nouvelles Indes pour les perversités du Percepteur
et le Missionnaire cultive une Sion de cannes à sucre
tandis que le nègre Diagne élevé pour la perspective
à la dignité ministérielle
administre admirablement massacrés et massacreurs
sous l’égide du coq tricolore ô Venise
Othello la nuit n’est plus noire
Aujourd’hui malgré les illumination modernes
Les bourreaux chamarrés parlent du ciel inaugural
de la grandeur de la France et des troupeaux d’éléphants
des navires des pénitentiaires des pousse-pousse
du riz où chante l’eau des travailleurs au teint d’or
des avantages réservés aux engagés volontaires
de l’infanterie de marine
du paysage idéal de la baie d’Along
de la loyauté de l’indigénat chandernagorique
Soleil soleil d’au-delà des mers tu angélises
la barbe excrémentielle des gouverneurs
Soleil de corail et d’ébène
Soleil des esclaves numérotés
Soleil de nudité soleil d’opium soleil de flagellation
Soleil du feu d’artifice en l’honneur de la prise de la Bastille
Au dessus de Cayenne un quatorze juillet
Il pleut il pleut à verse sur l’Exposition Coloniale »
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" Dans la tranchée, je vivais comme les autres, je buvais, je mangeais comme les autres. Je chantais parfois comme les autres. Je chante faux et tout le monde rit quand je chante. Ils me disaient : « Vous les Ndiaye, vous ne savez pas chanter ». Ils se moquaient un peu de moi, mais ils me respectaient. Ils ne savaient pas ce que je pensais d'eux. Je les trouvais bêtes, je les trouvais idiots parce qu'ils ne pensent à rien. Soldats blancs ou noirs, ils disent toujours « oui ». Quand on leur demande de sortir de la tranchée protectrice pour attaquer l'ennemi à découvert, c'est « oui ». Quand on leur dit de faire les sauvages pour faire peur à l'ennemi, c’est « oui ». Le capitaine leur a dit que les ennemis avaient peur des Nègres sauvages, des cannibales, des Zoulous et ils ont ri. Ils sont contents que l'ennemi d'en face ait peur d'eux. Ils sont contents d'oublier leur propre peur. Alors, quand ils surgissent de la tranchée leur fusil dans la main gauche et le coupe-coupe dans la main droite, en se projetant hors du ventre de la terre ils posent leur visage des yeux de fou. Le capitaine leur a dit qu'ils étaient de grands guerriers, alors ils aiment à se faire tuer en chantant, alors ils rivalisent entre eux de folie. Un Diop ne voudrait pas qu'on dise qu'il est moins courageux qu'un Ndiaye, et c'est pour ça que dès que le coup de sifflet strident du capitaine Armand le commande, il sort de son trou en hurlant comme un sauvage. Même rivalité entre les Keita et les Soumaré. Même chose entre les Diallo et les Faye, les Kane et les Thioune, les Diané, les Kourouma, les Bèye, Les Fakoli, les Sall, les Dieng, les Seck, les Ka, les Cissé, les Ndour, les Touré, les Camara, les Ba, les Fall, les Coulibaly, les Sonko, les Sy, les Cissokho, les Dramé, les Traoré. Tous vont mourir sans penser parce que le capitaine Armand leur a dit : « Vous, les Chocolats d'Afrique noire, vous êtes naturellement les plus courageux parmi les courageux. La France reconnaissante vous admire. Les journaux ne parlent que de vos exploits ! ». Alors ils aiment sortir ventre à terre, se faire massacrer de plus belle en hurlant comme des fous furieux, le fusil réglementaire dans la main gauche et le coupe-coupe sauvage dans la main droite.
Mais moi, Alpha, Ndiaye, j’ai bien compris les mots du capitaine. Personne ne sait ce que je pense, je suis libre de penser ce que je veux, ce que je pense, c'est qu'on veut que je ne pense pas. L'impensable est caché derrière les mots du capitaine. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l'arrange. Elle a besoin que nous soyons sauvages parce que ses ennemis ont peur de nos coupe-coupe. Je sais, j'ai compris, ce n'est pas plus compliqué que ça. La France du capitaine a besoin de notre sauvagerie et comme nous sommes obéissants, moi et les autres, nous jouons les sauvages. "
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(RUDE BESOGNE)
« J’ai pleuré
je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer quand nous sommes arrivés et que nous avons vu la terre qu’il allait falloir travailler
sainte et sainte mère de Dieu
des jours et des jours de voyage, à descendre la Seine et la Saône, et puis le Rhône sur des bateaux plats comme la main tirés par des chevaux qui prenaient leur temps, vous pouvez me croire, pendant que les hommes aux arrêts des écluses couraient faire ripaille dans les auberges, et que nous autres pauvres femmes profitions de ce répit pour changer de linge et torcher nos enfants, des jours et
des jours je vous dis, jusqu’à ce que nous finissions par apercevoir la mer, la mer et sa lumière éblouissante qui claquait comme un drapeau au-dessus du port de Marseille
sainte et sainte mère de Dieu
et c’est dans un lazaret qu’on nous a parqués, nous autres naïfs migrants, et nous étions bien cinq cents là-dedans, cinq cents à chercher la frégate Labrador qui n’était pas à quai et qu’il a fallu attendre une bonne semaine, cinq cents à tromper notre impatience en déambulant dans les rues de Marseille, à s’attabler aux terrasses des cafés balayées par le mistral, à lécher les vitrines des
magasins de nouveautés, jusqu’à ce qu’on nous annonce l’arrivée du bateau et qu’enfin nous puissions embarquer avec nos malles et tout un fatras de meubles et de quincaillerie
sainte et sainte mère de Dieu
des jours et des nuits de traversée sur ce Labrador qui tanguait comme une coquille, à se tenir le ventre et à vomir tous nos boyaux, avant de poser les deux pieds sur la terre d’Algérie, d’écouter les beaux discours d’un commandant
— Soyez sûrs, braves gens ici rassemblés, que le Gouvernement de la République veillera sur vous comme un père veille sur ses enfants. Le jour comme la nuit, en toutes occasions il sera là pour vous donner un coup de main. Quoi qu’il arrive ne désespérez jamais du Gouvernement de la République. Il a les yeux grands ouverts, l’oreille aux aguets de la moindre de vos plaintes, et il fera tout ce qui est en son pouvoir – absolument tout !
– pour que la rude besogne de chacun soit récompensée à son juste prix. Parce que vous êtes la force, l’intelligence, le sang neuf et bouillonnant dont la France a besoin sur ces terres de barbarie. Et que cette force, cette intelligence et ce sang neuf sont infiniment précieux
les beaux, les émouvants discours, suivis comme il se doit de roulements de tambours et d’applaudissements
— Vive la France ! Vive la France ! »
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« La plupart sont des étrangers. Ils sont venus chercher du travail et s’agglutinent dans les faubourgs. Le pays d’où ils viennent parle le béarnais, le basque, le berrichon, le champenois, le bourguignon, le picard ou le poitevin, et même des sous-patois, le maraîchin, le mâconnais, le trégorrois, à l’infini. Ainsi Jary venait de Saint-Mars-d’Outille, Houard venait de Jouy, Falize était d’Amiens, Folley de Citers, Garneret de Quenoche, Garson de Beuvrage ; et il y avait des émigrés arrachés de plus loin, Medel importé de Mutzig, Cabers importé de Louvain, Kiffer contrebandé d’Oberdoff, et le beau Calcina Melassi venant du Piémont.
Ah ! on éprouve un curieux sentiment de bien-être, une sorte de bonheur qu’on ne connaissait pas. On a dégringolé en chantant jusqu’à la Croix-Faubin. Fagotte cause avec un type qui est de Pontarlier et porte le nom mémorable d’Athanase Gachod. Et tout le monde cause. Lapie, qui est de Paris, cause avec Melot, qui est de Malbrans. Naizet, le forain, cause avec Collet qui vient de Landrecies. Tous les accents se mêlent, les patois, les métiers. Ferry qui vient de la Sarre, Feuillet qui vient d’Issoudun et Boussin qui vient de La Vèze et Bournillet qui descend d’Allonnes et Bezou qui vient de nulle part et crèvera du choléra à Paris quarante ans plus loin, et Bastide qui vient d’Aimargues et y retournera crever dans la misère, et Bock et Boisson, et les deux Bocquet, l’un de Venarrey et l’autre de Dompierre.
[…]
Et combien d’autres dont les noms tombèrent à l’oubli ? Nul ne le sait. Nul ne les connaît. Sans eux, pourtant, il n’y a pas de foule, pas de masse, pas de Bastille. »
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« Depuis l’arrivée des colons, cette île s’est muée en un magma de terre de feu d’eau et de vents agité par la soif des épices. Beaucoup d’âmes s’y sont dispersées. Les Amérindiens des premiers temps se sont transformés en lianes de douleurs qui étranglent les arbres et ruissellent sur les falaises, tel le sang inapaisé de leur propre génocide. Les bateaux négriers des seconds temps ont ramené des nègres d’Afrique destinés aux esclavages des champs-de-cannes. Seulement, ils ont vendu aux planteurs-békés, nullement des hommes, mais de lentes processions de chairs défaites, maquillées d'huile et de vinaigre. Elles ont semblé non pas émerger de l'abîme mais relever de l'abîme lui-même. Les colons sont les seuls à mouvoir les masses charnelles de ce magma (baptiser, assassiner, libérer, construire, s'enrichir), mais ils ressemblent mieux à des fermentations qu'à des personnes vivantes ; et leurs yeux régentant les actes d’esclavage n’ont sans doute plus de ces jeux de paupières qu’autorise l’innocence, la pudeur, la pitié. Désignons cette horreur : pièce de ces misères si souvent illustrées, mais le déshumain grandiose qui œuvre l’existant comme densité inerte, indescriptible.
L’Habitation est – à l’instar de toutes choses de ces temps – désenchantée, sans rêves, sans avenir que l’on puisse supposer. Le vieil esclave y a blanchi sa vie. Et au fond de cette soupe, son existence n’a eu ni rime, ni sens apparent. Juste les macaqueries de l’obéissance, les postures de la servilité, la cadence des plantations et des coupes de la canne, la raide merveille du sucre qui naît dans les cuves, le charrois des sacs vers les gabarres du bourg. On ne lui a jamais rien reproché. Il n’a jamais rien quémandé à quiconque. Il répond à un nom dérisoire octroyé par le Maître. Le sien, le vrai, devenu inutile, s’est perdu sans qu’il ait eu le sentiment de l’avoir oublié. Sa généalogie, sa probable lignée de papa man-man et arrière-grands-parents, se résume au nombril enfoncé dans son ventre et qui zieute le monde tel un œil coco-vide, très froid et sans songes millénaires. L’esclave vieil homme est abîme comme son nombril. »
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