Seule en scène. Image hybride
À Avignon, un one wo.man show, un seul.e en scène comme on dit maintenant : Audrey Vernon, partant de la
réflexion de Hannah Arendt sur les temps si sombres et si amers qu'on se sait plus comment y vivre tellement on est réduits, écrasés par la force, le pouvoir univoque et uniforme de la force ; Audrey Vernon y parle de Gaza, de Gaza et de tous ces lieux ou l'humanité se perd dans le massacre des innocents. Elle parle aussi des smartphones, du pillage et de la salissure du monde, de la disparition des espèces ; de la complicité intime et quotidienne que nous entretenons avec ces horreurs, avec ces maux, avec ce mal, ce mal dont nous ne pouvons nous considérer totalement indemnes, ni innocents.
La veille, c'était
Prière aux vivants, une autre seule en scène, où Marie Torreton faisait jaillir et s'épanouir les mots, les beaux mots de
Charlotte Delbo, mots volés, envolés, échappés d’Auschwitz et Birkenau : souvenirs glaçants, mais aussi mots d'espoir et d’amour.
Dans les derniers moments de ce dernier spectacle, Charlotte Delbo incarnée par Marie Torreton appelle ses lecteurs à savourer le plaisir de vivre : le plaisir de vivre, lire, jouir, jouer ; le plaisir de boire et de manger, de converser, de penser. Et dans son spectacle à elle, Audrey Vernon rappelle, en miroir et abîme à sa propre création, la célèbre formule de
Theodor Adorno, ce presque aphorisme : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare » .
Elle remarque alors fort justement (je l’en remercie, et l'on rejoint ici la pensée de Charlotte Delbo) que c'est le contraire exactement qu’Adorno aurait dû écrire et penser. Non pas qu'après Auschwitz écrire un poème est barbare mais qu'est barbare, notamment après Auschwitz, tout ce qui n'est pas écrire un poème, ou, pour être moins radical et plus juste, tout ce qui peut, d'une façon ou d’une autre, prêter appui, aide, main-forte, à l'entreprise des méchants, à la sale besogne du mal, qui n'a pourtant besoin de personne pour prospérer.
C'est bizarre comme on peut s'en vouloir, dans le malheur des temps, dans l'horreur et la tristesse des choses, comme on peut s'en vouloir de rire, d'aimer ou de jouer ; et comme, au même moment, on n’en veut pas à celui qui sème la mort et les pleurs. Haro sur celui qui rit et qui chante mais rien pour celui qui fabrique les armes. C'est pourtant bien plus des fabricants de zyklon B, de bombes atomiques, de chars, de missiles et de drones que le monde aurait besoin d'être purgé que des rieurs et des poètes.
Il faut inverser Adorno, prendre son contre-pied : comment peut-on, après Auschwitz et Hiroshima, comment peut-on oser faire encore autre chose que de la poésie et du théâtre ? Comment peut-on, face aux femmes afghanes emmurées, aux djihadistes du Sahel, aux massacreurs du 7 octobre et aux bombardeurs de Gaza, comment peut-on sérieusement penser qu'il existe œuvre plus utile que de donner de la joie, de la beauté, de l'amour ?
En illustration sonore, derrière ma lecture,
I will survive,