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Mercredi 21 Juillet, 11h11.
On habite en plein cœur du village, devant l’église. Ce n’est pas un hasard. On est une famille de bavards. On aime croiser les gens, les saluer, échanger quelques mots, savoir quand ça va, ou quand ça va moins. On aime connaître, rencontrer, reconnaître, être reconnus, salués. Les filles sont, ou ont été, à l’école maternelle au coin de la rue, elles connaissent tout le monde ici. C’est la deuxième fois cette semaine qu’on me dit que notre maison est un peu la conciergerie du village. On rend service quand on peut, et on aime ça. Mais qui dit petite maison aux volets rouges devant l’église, dit aussi témoins privilégiés des mariages, des baptêmes, et des enterrements. Avec les filles, on a une nette préférence pour les mariages. À l'unanimité. Il arrive pourtant que certains jours le glas retentisse dans les rues du village. Il résonne alors à intervalles réguliers pendant toute la journée. Il résonne jusque dans notre cuisine. Il vient s’immiscer dans le repas familial. On n’y prête souvent qu’une lointaine attention. En ce qui me concerne, j’ai toujours besoin de savoir qui on enterre. C’est la moindre des choses. Savoir « pour qui sonne le glas » comme dirait l’autre. Plusieurs réponses possibles: je l’ai croisé une ou deux fois, je la connaissais bien, je vois vaguement de qui il s’agit, bien sûr je connais surtout les enfants, non, ça ne me dit rien, je ne vois absolument pas qui c’est… Alors selon la réponse obtenue, on est exemptés de peine ou tristes, ou très tristes, c’est selon. La dernière fois que le glas a retenti, on ne connaissait pas le défunt. Simplement de vue, et tout le monde s’accordait à dire qu’il était gentil, vraiment un type bien. Et ce soir-là plutôt qu’un autre, allez savoir pourquoi, les filles ont lancé un débat sur la mort. Après tout, puisqu'elle s’invite à notre table, autant lui faire une place. Même pas peur.
Alice, la grande, est terrifiée à l’idée de perdre les gens qu’elle aime, alors elle se met d’ores et déjà à les pleurer en insultant la mort. Il faut que ça sorte, nous on laisse sortir en pensant qu’elle finira par s’apaiser, mais la colère et la tristesse enflent. On rassure, on explique, on met en perspective, on essaye de prendre un peu de hauteur. Elle est hypersensible et reste inconsolable. Anouk, la rationnelle de l’équipe, entre en action : ça ne sert à rien de se mettre dans un état pareil. On a de la chance puisque personne de notre famille ne vient de mourir, et de toute façon, la mort est inéluctable alors… La grande pleure de plus belle, c’est exactement ce qu’elle ne voulait pas entendre ! Pas d’autre issue possible ? Tous les gens qu’elle aime, elle va les perdre ? Et elle devrait se retenir d’être triste ? Bravo, merci le conseil pourri ! Elle est maintenant désespérée, et accuse sa sœur d’avoir creusé plus profond encore le gouffre dans lequel elle tombe. Nous, on observe, on médiatise, on essaye juste de se faire entendre. Et puis, sans qu’on y prête attention, le petite Olivia se lève, va se nicher sous l’aisselle droite de sa sœur et l’entoure de ses petit bras. La grande est surprise, émue que sa petite sœur la réconforte du haut de ses cinq ans. Courte accalmie, quelques secondes. Alice éclate en sanglots de plus belle.
— Même toi tu vas mourir Bijou ? Je le supporterai pas !
Pleurs pleurs pleurs sanglots sanglots sanglots.
Olivia tourne son visage vers sa grande sœur et lui dit :
— Ben oui… Même moi je vais mourir, mais c’est comme ça.
...
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