Création hybride
Il y a quelque chose de très plaisant dans la foule des grandes villes, dans l'avancée parmi cette hydre aux visages divers, occupés de mille choses différentes. Ce prêtre aux lunettes de soleil et aux mains dans les poches jouant les playboys devant le Bon Marché ; ces deux Grecques distinguées bavardant de je-ne-sais quoi près du Marché Saint-Germain, ces enfants à trotinette se retournant vers leurs parents en quête d’encouragements ; ces vieux beaux plastronnant, élégants, à la terrasse des cafés, ces midinettes allant bras dessus bras dessous et éclatant de rire pour montrer la blancheur de leurs dents ; cette femme au visage angoissé hurlant dans son téléphone et cette autre qui, à la lecture d'un message, souriait comme un Ravi ; ces amoureux s'embrassant, ces touristes prenant des photos, ces femmes et ces hommes qui, malgré le soleil, traçaient leur route d'un air soucieux, repliés sur eux-mêmes, indifférents à la légèreté de cette fin d'été.
Il y a, dans ces trajectoires qui un instant s'entrecroisent et s'entremêlent ; dans ces rires et ces regards qui s'échangent indépendamment de nous, dans ces conversations dont on entend des bribes et qui, un moment, s'entrechoquent ; il y a, dans la prise de conscience de ce mouvement presque brownien, dans cette convergence soudaine de destins indépendants les uns des autres, indifférents les uns aux autres et réunis ici par le hasard et par une commune attraction ; il y a là, dans le spectacle de ce creuset de variété (une variété toute relative, celle du 6e arrondissement de Paris), quelque chose de profondément agréable et rassurant : tant de diversité, tant de projets, tant de volontés qui suivent leur propre chemin et qui, tout en suivant leur propre chemin, se retrouvent ici, dans la même rue ensoleillée, participant au grand ballet de la déambulation urbaine !
C'est précisément dans la prise de conscience de cette indifférence mutuelle que réside la source profonde du plaisir, du plaisir un peu surpris que j'éprouve : plaisir pas du tout de l'individu mais plaisir de l'animal humain, de l'animal grégaire, de l'animal heureux de voir prospérer les siens, de les voir nombreux, divers, vaquant à leurs occupations variées et faisant cependant, incontestablement, société. Plaisir étrange qu'on éprouve non pas seulement à se sentir, à se frotter, à communier avec les siens dans le grand fait-tout de la ville, la grande marmite humaine ; mais à sentir que c'est justement la diversité extrême des trajectoires, des destins, des volontés, des désirs, des préoccupations, des motivations, qui nous rend forts. Nous sommes forts de ne pas aller comme un seul bloc, de ne pas aller comme un seul homme.
Je présume que les autres animaux grégaires : les zèbres, les flamants, les bisons, les phoques, les cigales, doivent connaître eux aussi, quand ils se rassemblent en troupeaux, ce plaisir de l'être ensemble, cette joie de se sentir porté et bercé. Mais il y a, chez les êtres humains, l'émerveillement supplémentaire de la liberté : ce mélange entre la satisfaction d'être avec les autres, et la joie d'être soi-même, ce doux équilibre entre l'ego et la fusion.
En accompagnement musical, c'est évidemment quoique à contre-emploi,
La foule d'Edith Piaf (paroles de
Michel Rivgauche et musique d'
Ángel Cabral), qui s'imposait ; mais choisie ici dans
la version de Mireille Mathieu,